jeudi 16 février 2012

Ambroise Pierre, responsable du bureau Afrique de ‘Reporters sans frontières’


Le Sénégal a tout intérêt à ne pas être critiqué en ce moment sur la question de la liberté d’expression.

Il n’y a pas que les observateurs de l’Union européenne qui sont au Sénégal pour la supervision de l’élection présidentielle du 26 février prochain. Reporters sans frontièresest aussi sur le terrain. En visite dans les locaux de Wal Fadjri mardi, le responsable du bureau Afrique de Reporters sans frontières, Ambroise Pierre est revenu sur les raisons de leur présence dans notre pays.

Dans cet entretien, il estime que le Rsf est là pour sentir l’atmosphère de la liberté d’expression, voir si les journalistes sont libres dans leur travail et comment les médias s’organisent. Pour lui, le Sénégal a tout intérêt à ne pas être pointé du doigt en cette période.

Wal Fadjri : Vous êtes à Dakar depuis lundi. Qu’est-ce qui explique votre déplacement au Sénégal en cette période électorale ?


Ambroise Pierre : Le Sénégal fait partie des pays dont je m’occupe depuis Paris où je travaille régulièrement. Là, je suis à Dakar, parce que l’objectif pour nous, c’est d’être au cœur de la campagne présidentielle du premier tour et puis sentir un peu l’atmosphère de la liberté d’expression. L’idée, c’est de voir est-ce que les journalistes sont libres de faire leur travail, voir comment les médias s’organisent pour couvrir la campagne présidentielle et soulever quelques questions sur la liberté d’expression.

Quel regard Reporters sans frontières jette-t-il sur la situation au Sénégal ?

Le Sénégal est pour nous un pays où la liberté de la presse se porte généralement bien. Rien de comparable avec des pays où la presse est interdite comme la Guinée Equatoriale, l’Erythrée. Rien de comparable non plus avec des pays où la presse existe mais où le niveau de violence contre les journalistes est vraiment trop important. Je pense par exemple à la République Démocratique du Congo ou au Nigeria. Comparé avec d’autres pays, on sait qu’au Sénégal, la presse existe, elle est pluraliste, les journalistes bénéficient d’une vraie liberté de ton, où vous pouvez lire des journaux qui critiquent le pouvoir. D’une manière générale, la liberté d’expression est plutôt respectée.

Pour autant, cela ne veut pas dire que tout est rose. On sait que les journalistes sénégalais ont parfois certaines lignes rouges à ne pas franchir, notamment dans des enquêtes un peu poussées sur le pouvoir, sur la corruption. Ils peuvent risquer des poursuites judiciaires compliquées. On sait également qu’ils enregistrent des descentes un peu musclées dans des journaux ou de radios. Cela ne sait pas trop produit ces dernières semaines, mais ces dernières années, cela est arrivé parfois.

Le tableau est plutôt favorable à la liberté d’expression, mais il reste quelques obstacles. Et pour nous, il est important d’essayer de lever ces obstacles. Entre autres, celui du code de la presse. Dans un pays où la presse est pluraliste et où les gens peuvent s’exprimer, vous avez quand même à leur garantir l’environnement juridique favorable et à protéger les journalistes contre la prison. Aujourd’hui, le Sénégal reste un pays où il y a du travail à faire encore.

‘Reporters sans frontières est attentif à la situation actuelle. En étant là, on lance un avertissement à tous ceux qui pourraient s’en prendre aux médias, leur dire que ce serait une erreur de le faire, que nous, nous allons veiller à ce que les journalistes puissent faire leur travail correctement’.

Comment Rsf compte-t-il s’y prendre pour lever ces obstacles constatés sur le terrain ?


D’abord, par notre présence, on souhaite envoyer un signal que s’il y a des débordements à l’encontre des journalistes, on sera là pour le dénoncer. Qu’on est attentif à la situation actuelle. En étant là, on lance un ‘avertissement’ à tous ceux qui pourraient s’en prendre aux médias, leur dire que ce serait une erreur de le faire, que nous, nous allons veiller à ce que les journalistes puissent faire leur travail correctement.

Mais, ce que je voudrais dire, c’est qu’on n’est pas là pour seulement défendre les droits. On est là aussi pour observer le comportement des médias. Veiller à ce que le travail des médias soit professionnel, équilibré. En période électorale comme actuellement, c’est très important que les médias fassent un vrai travail d’information en respectant l’équilibre entre les différents candidats.

Quel serait le poids de la dénonciation de Rsf en cas de dérives contre la presse ?


Ce poids est relatif à l’importance que lui accorderaient les personnes visées et les personnes dénoncées. Quand on critique un pouvoir où que ce soit en Afrique, parce qu’il s’en prend aux journalistes, ce pouvoir est plus ou moins touché selon qu’il accorde de l’importance à nos déclarations.

En tout cas, je suis persuadé pour un pays comme le Sénégal qui jouit d’une image positive de respect des libertés, de la démocratie, du respect de la liberté d’expression, et pour un pays comme le Sénégal qui est actuellement sous les feux des projecteurs de l’actualité internationale, ce serait un mauvais point que d’être dénoncé par des organisations de défense des droits de l’homme comme violant les libertés fondamentales. S’il se passe des incidents et que Rsf les dénonce, cela aura du poids parce que le Sénégal a tout intérêt à ne pas être critiqué au niveau international sur la question des droits de l’homme en ce moment.

‘On est en mesure d’attendre de la presse indépendante qu’elle critique le pouvoir, parce qu’elle est là pour faire avancer les choses, demander des comptes aux gouvernants. Mais, il faut qu’elle soit honnête et équilibrée, qu’elle fasse preuve du même esprit critique par rapport aux programmes des candidats de l’opposition par exemple. La presse ne doit être ni partenaire ni adversaire du pouvoir.’


Est-il est normal que la presse dite indépendante reflète l’image d’opposant au pouvoir, comme c’est le cas au Sénégal où le président Wade la considère hostile à son régime ?


Visiblement, c’est sa vision. Il taxe la presse indépendante d’être une presse d’opposition parce que dans cette presse, il est critiqué. Mais, la critique fait partie du travail des journalistes. Il faut parfois faire preuve d’esprit critique, de recul par rapport aux politiques du gouvernement. Toute la question, c’est de savoir si l’esprit critique est utilisé de la même façon vis-à-vis de tout le monde.

C’est-à-dire, on est en mesure d’attendre de la presse indépendante qu’elle critique le pouvoir, parce qu’elle est là pour faire avancer les choses, demander des comptes aux gouvernants. Mais, il faut qu’elle soit honnête et équilibrée, qu’elle fasse preuve du même esprit critique par rapport aux programmes des candidats de l’opposition par exemple.

Le président, c’est souvent le cas, a tendance à croire que la presse indépendante est contre lui, parce qu’il est sous le feu des critiques. Mais quand vous êtes aux responsabilités dans un pays, vous devez accepter cela, vous devez savoir que de toute façon, vous allez être critiqué, c’est normal. Vous êtes au pouvoir, donc on critique vos mesures, la façon dont vous gérez les choses, mais c’est comme ça qu’un pays avance.

C’est vrai que la presse est souvent perçue comme un adversaire qui empêche de tourner en rond, mais l’essentiel, c’est que la presse fait des critiques d’une façon honnête et constructive. La presse ne doit être ni partenaire ni adversaire du pouvoir. Son seul leitmotiv, c’est de rendre compte des attentes des populations, de les informer, leur servir de vecteur d’information. Il faut que les gens comprennent que la presse est là comme un pilier de la démocratie, pour défendre la transparence, le droit à l’information.

Y a-t-il un prix à payer pour en arriver là ? 

Je ne pense pas qu’il faille voir les journalistes comme des martyrs qui, forcément, ont un prix à payer pour cela. S’il y a un prix à payer, c’est sans doute d’accepter que le journalisme n’est pas une profession dans laquelle on va s’enrichir, n’est pas une profession dans laquelle on va faire du business. C’est une profession noble qui doit être animée par l’idée d’informer la population et d’être honnête et professionnel. Le prix à payer, c’est-à-dire vous choisissez d’être journaliste en sachant que vous aller être investi d’une mission d’information et que ce n’est pas vos propres intérêts qui vont compter. Acceptez les règles de la profession et animez par l’envie de faire avancer la démocratie.

Quel est le rang du Sénégal en matière de liberté de presse comparé aux autres pays en Afrique ?


Nous avons sorti notre classement sur la liberté de la presse, le 25 janvier dernier et le Sénégal est 75e sur 179 pays classés dans le monde. Au niveau Africain, le Sénégal doit avoir une vingtaine de pays mieux classés et le reste est derrière. 75e, c’est une place honorable, évidemment, ce n’est pas la plus mauvaise. Il y a des pays où la liberté d’expression est beaucoup moins respectée, mais en même temps, c’est une place relativement décevante, étant donné l’image de ce pays et la tradition démocratique.

Le Sénégal pourrait et devrait être mieux classé. Si le pays n’est que 75e, c’est parce qu’il reste des obstacles comme ceux qui ont été soulevés plus haut à lever. Le fait, par exemple, que le nouveau code de la presse soit bloqué, le fait que les délits de presse n’aient pas été dépénalisés, sont des choses qui comptent. Avec ce type de réforme, le Sénégal devrait gagner normalement des places pour être mieux classé.

Êtes-vous souvent interpellé par le Synpics pour d’éventuelles dénonciations d’entrave à la liberté de presse au Sénégal ?


Nous recevons les alertes, mais pas régulièrement, simplement parce qu’il n’y a pas des incidents extrêmement systématiques au Sénégal. S’agissant des autorités, on n’a pas un dialogue quotidien avec elles non plus. On sait que parfois nos réactions les font réagir. L’an passé, la place du Sénégal dans le classement avait fait réagir le gouvernement qui avait fait un point de presse là-dessus. On a parfois eu des échanges de correspondances.

Dans ce peu de dialogue avec le gouvernement, les échanges vont-ils dans le sens souhaité par Rsf ?

Évidemment non. On est déçus que le Code de la presse n’a pas été adopté et que la dépénalisation des délits de presse ne soit pas effective. Mais pour ne pas vous le cacher, on a eu beaucoup d’échanges vers les années 2006, 2007 et début 2008 espérant que les réformes allaient être plus rapides, mais elles ne l’ont pas été.

Propos recueillis par Abdoulaye Sidy


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